Sections
Accueil UNamur > Nouvelles > Comment évoluer sans mâles ?
Nouvelle

Comment évoluer sans mâles ?

Une équipe de recherche de l’Université de Namur vient de faire une découverte étonnante : la sapphomixie. Entendez par là, l’échange de matériel génétique exclusivement entre femelles aidant ainsi à augmenter la diversité, l’évolution et la survie d’une espèce. Un phénomène observé chez les rotifères bdelloïdes, animaux invertébrés microscopiques. Les résultats de leurs recherches, publiés dans la prestigieuse revue « Current Biology », permettent aujourd’hui de répondre à la question qui préoccupe les biologistes : le sexe « classique » entre mâles et femelles est-il indispensable à la survie ?

Depuis leur découverte en 1702, aucun mâle rotifère bdelloïde n’a été observé et les scientifiques ont depuis lors émis l’hypothèse que ces animaux microscopiques étaient asexués. Ce n’est qu’en 2013 qu’un consortium international mené par le professeur Karine Van Doninck a séquencé le génome du rotifère bdelloïde Adineta vaga et trouvé des preuves directes d’un mode de reproduction asexué obligatoire, des résultats publiés dans la célèbre revue Nature. La structure de leur génome montre en effet l’absence de stade méiotique, le mécanisme universel de la reproduction sexuée pour la formation de gamètes réduits mâles et femelles. Pour se reproduire, les femelles se cloneraient donc, engendrant des filles identiques à elles-mêmes. D’un point de vue évolutif, cela pose question. Il existe en effet très peu d’espèces asexuées et celles-ci semblent en général vouées à l’extinction parce que la sexualité est essentielle pour créer de la diversité génétique, qui permet l’évolution et la survie des espèces.

Mais alors, comment expliquer que les rotifères bdelloïdes évoluent depuis plusieurs millions d’années sans reproduction sexuée « classique » (40-60 Ma) ? Pour le comprendre, les chercheurs ont prélevé plus de 500 individus de l’espèce Adineta vaga dans des mousses et des lichens présents sur différents arbres du parc Louise-Marie à Namur. Ils ont ensuite étudié la diversité génétique de ces populations locales à l’aide de marqueurs moléculaires, c’est-à-dire de courts fragments d’ADN représentatifs de chaque individu. La première surprise a été de découvrir deux profils fondamentalement opposés. La population étudiée pouvait être divisée en groupes distincts au sein desquels la diversité génétique était très faible, voire nulle (comme attendu chez des clones) mais, entre ces groupes, la diversité génétique était énorme. La seconde surprise est celle qui a valu aux chercheurs l’intérêt du journal scientifique « Current Biology ». En effet, ils ont mis en évidence que certains individus avaient échangé des gènes, non seulement au sein d’un groupe, mais aussi entre des groupes génétiquement éloignés.

La sécheresse… pas de sexe !

Pour comprendre l’hypothèse démontrée par les chercheurs, il faut d’abord préciser que si les rotifères bdelloïdes sont si prospères dans les mousses et les lichens, c’est parce qu’ils sont capables de survivre à des fluctuations d’humidité extrême. En absence d’eau, ils se dessèchent et entrent dans un état de pause métabolique qui peut durer plusieurs années. Lorsque l’humidité augmente, ils se réhydratent et reprennent le cours normal de leur vie. Une caractéristique intéressante de ce processus a été étudiée par Boris Hespeels, lui aussi membre de l’équipe de Karine Van Doninck : en état de dessiccation, l’ADN des rotifères bdelloïdes est fragmenté progressivement en de nombreux morceaux et peut ensuite être réparé lors de la réhydratation. Cette capacité est assez extraordinaire quand on sait que chez beaucoup d’animaux, les cassures d’ADN provoquent la mort cellulaire ou des cancers. 

Les chercheurs ont donc avancé l’hypothèse que les cassures et la réparation de l’ADN permettraient dans certaines conditions de reconstruire un génome quelque peu différent du génome initial en y intégrant également des gènes d’autres rotifères bdelloïdes, un mécanisme intéressant pour générer de la diversité.

Sapphomixie : échanges d’ADN exclusivement entre femelles

Il avait déjà été montré en 2013 que le génome du rotifère A. vaga comportait un grand nombre de gènes (8-10% du nombre total de gènes) provenant d’autres organismes (bactéries, plantes,…).

Dans l’étude publiée ce mois-ci, Nicolas Debortoli et ses collègues chercheurs, ont mis en évidence des échanges d’ADN entre individus asexués qui ont lieu potentiellement par l’intermédiaire de la dessiccation. Ils ont appelé ce phénomène la sapphomixie (de la poétesse lesbienne grecque « Sappho » et du mot grec « mixis » signifiant mélange) car il s’agit d’échanges d’ADN d’envergure exclusivement entre femelles, ce qui constitue une première en biologie.

Si les chercheurs namurois vont à présent étudier de manière plus précise les mécanismes exacts permettant ces échanges, ils peuvent aujourd’hui répondre par la négative à une question qui préoccupe les biologistes depuis plusieurs décennies : le sexe « classique », impliquant mâles et femelles, est-il indispensable à la survie ?

Article scientifique

 « Genetic exchange among bdelloid rotifers is more likely due to horizontal gene transfer than to meiotic sex.”

 Nicolas Debortoli, Xiang Li, Isobel Eyres, Diego Fontaneto, Boris Hespeels, Cuong Q. Tang, Jean-François Flot and Karine Van Doninck

Contact : Nicolas Debortoli, Karine Van Doninck - nicolas.debortoli@unamur.be