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La liberté, une fiction ? - Grande Conférence Namuroise de Jean-Michel Longneaux

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Jean-Michel LONGNEAUX

Dans le cadre des Grandes Conférences Namuroises, Jean-Michel Longneaux, professeur de philosophie à la Faculté de droit et conseiller éthique à la Fédération des Institutions Hospitalière, a interrogé la liberté devant un auditoire de plus de 700 personnes. Avec brio, il a emmené son public à travers l’histoire de la pensée, s’appuyant sur les plus grands philosophes, autour d’une question : la liberté est-elle autre chose qu’une fiction ?

On est prêt à se battre pour la liberté. Et à l’idée de la perdre, il semble que c’est la vie qui perdrait tout son sens. S’il fallait définir la liberté intuitivement, on y verrait la capacité de faire ce que l’on veut comme on le veut. Ou, plus précisément, le fait d’échapper à toute contrainte, à toute détermination. Pourtant, un rapide examen semble indiquer que cela est impossible. Par exemple, les sociologues notent que si les mœurs sont beaucoup plus libres qu’autrefois, c’est parce que, d’un autre côté, nous avons appris à nous contrôler, c’est-à-dire à ne plus réagir : on peut voir un film violent ou érotique sans que cela ne suscite la moindre réaction visible. Sommes-nous dès lors libre ou soumis à la norme du « contrôle de soi »  s’interroge Jean-Michel Longneaux ? Autre exemple, tout patient peut demander de façon autonome ou libre de recourir à une euthanasie (selon les conditions de la loi). « Or, dans tous les cas que j'ai suivis, la demande n’est jamais libre en ce sens qu’elle est toujours déterminée par la souffrance. On ne demande jamais librement de mourir, il y a toujours une raison qui est à ce point déterminante qu’il est devenu impossible de demander autre chose » explique le philosophe namurois. A travers ces différents exemples, nous prenons conscience que la liberté n’est pas une évidence. Serait-elle juste une fiction ?

 

Faut-il n’être déterminé par rien pour être libre ?

 

Qu’en pensent les philosophes ? Pour être libre, trois conditions doivent être réunies : avoir le choix, savoir ce que l’on fait au moment où on le fait et, enfin, n’être déterminé par rien. C’est sur ce dernier point que tous les philosophes s’interrogent. Est-il pensable que l'Homme puisse agir et penser sans être poussé par quelque chose ? L’Homme vit dans le monde, il est déterminé par son milieu, son éducation, son histoire. Il faudrait donc, pour être libre, qu’il y ait quelque chose en nous qui échappe à ce monde. Deux mouvements de pensées se dégagent. Le premier postule que nous avons une âme ou une conscience qui n’est pas de ce monde. Deux voies seront empruntées pour soutenir une telle affirmation. Avec Platon et St Augustin, le monde est perçu comme le lieu du changement. Or notre âme se sent éternelle, et accède à des vérités éternelles : c’est donc qu’elle échappe au monde et à ses contraintes. Kant inaugure une autre approche : avoir conscience du monde et de nous-mêmes, c’est nous mettre face à l’un comme à l’autre : c’est donc en quelque façon se tenir à distance et donc échapper à tous les déterminismes qui pourraient nous influencer.

 

Le second mouvement, représenté par St Thomas d’Aquin, postule que notre volonté est déterminée car elle recherche inévitablement le bonheur. Mais cette motivation, parce qu’elle est absolue, ne trouve dans le monde aucun moyen d’y parvenir parfaitement : aucun d’entre eux ne s’impose donc, et nous laisse libre de les choisir. Heidegger tiendra le même raisonnement mais en remplaçant le bonheur absolu par notre mortalité : c’est la confrontation à la mort possible qui nous renvoie à l’urgence d’assumer notre liberté présente devant tous les choix possibles, et de donner du sens à notre vie dès maintenant.

 

On peut donc se penser libre de toute détermination. Pourtant, tous ces penseurs buttent contre une difficulté incontournable : la liberté d’indifférence. Arrivé à ce point où plus rien ne nous influence, où plus rien ne nous motive, où donc nous sommes parfaitement indifférents, on ne voit plus comment le moindre choix serait encore possible. Bien plus, on ne voit pas en quoi on serait encore concerné par le fait d’avoir à poser un choix quelconque. Jean-Michel Longneaux donne l’exemple de l’âne de Buridan. Affamé et assoiffé, placé entre une botte de foin et un seau d'eau, il se serait laissé mourir d'inanition par indécision.

 

L’erreur de notre modernité

 

C’est là l’erreur de notre modernité, que d’avoir confondu le fait que tout soit possible pour nous, avec la liberté. En réalité, quand tout est possible, nous ne sommes pas libres, mais bien plutôt indéterminé ou détaché de tout. C’est la voie ouverte par Schopenhauer qui, constatant que nous sommes toujours sollicités de mille façons par le monde, donc jamais en repos, pense que la liberté est précisément d’atteindre ce point de détachement par rapport à tout désir… comme on le trouve aussi dans certaines sagesses orientales. En réalité, la question de la liberté se pose quand on sort de cette indétermination où tout est possible, pour s’engager dans telle voie particulière. Cet engagement est-il non motivé ou résulte-t-il toujours d’une cause non choisie ?

 

Certains soutiennent la liberté inconditionnée : mais ils doivent alors se réfugier dans le mystère : nos choix sont incompréhensibles puisque « sans raisons ».

Mais le plus grand nombre des philosophes va constater qu’il faut bien que nous soyons toujours poussés par une motivation ou une préférence pour pouvoir choisir. Tout le monde peut le vérifier lorsqu’il se retrouve très concrètement en situation d’indécision : s’il faut choisir entre la cravate bleue ou la rouge, et qu’on n’aime ni l’une ni l’autre, on aura tendance à renvoyer la question du choix sur un autre : « et toi, tu préfères laquelle ? ».

 

La connaissance et l’amour nous rendent libres

 

Nous sommes donc toujours déterminés en quelque façon. Cependant, ces déterminations peuvent se vivre de deux façons : soit on les subit comme si elles nous étaient imposées de l’extérieur, soit on s’identifie à elles. Dans ce second cas, on se sentira libre. Jean-Michel Longneaux reprend alors l’exemple de l’euthanasie. Les patients se confondent avec leurs douleurs ou leurs peurs. Ils sont entièrement déterminés par elles, ils sont ces souffrances. De telle sorte qu’ils s’identifient entièrement à leur demande d’en finir, qu’ils revendiquent comme leur liberté. A la fois, ils ne peuvent vouloir autre chose – en cela ils sont entièrement déterminés – et à la fois ils ne font qu’un avec cette volonté – et en cela ils ne subissent pas leur volonté, ils la vivent comme la leur. La liberté, ce n’est donc pas être et rester indéterminé, c’est au contraire se réapproprier ses déterminismes, ses motivations, ses préférences (non choisies) de telle sorte qu’on est ce qu’on veut. Deux voies sont possibles pour y tendre.

 

La voie inaugurée par les stoïciens consiste à connaitre les déterminismes nécessaires qui pèsent sur nos actions. Si nous les vivons comme contraignants, c’est parce que nous les jugeons à partir d’illusions qui ne dépendent que de nous : nous sommes déterminés à mourir un jour. Ce destin, nous le subissons comme une contrainte effrayante uniquement si nous nous accrochons à notre volonté de ne pas mourir. Il suffit de « savoir » que cette volonté est illusoire pour ne plus pouvoir s’y attacher… Ne jugeant plus le fait d’avoir à mourir comme négatif, nous pouvons alors y acquiescer et même vouloir notre condition de mortel. Plus l’Homme se libère de son imaginaire par la connaissance, plus il accepte la nécessité incontournable, et plus il la veut et s’y sent libre : il est ce qu’il veut, et il veut ce qu’il est.

 

Mais, il est une seconde voie qui complète la première : car en acquiesçant à ce que nous sommes, à cette histoire qui nous détermine, on s’éprouve sans doute libre, mais injustifié : pourquoi ce destin et pas un autre ? Ce qui nous libère de ce poids de l’existence ou de la liberté injustifiée, c’est l’amour reçu d’un autre. On dit volontiers que l’amour rend libre : il le fait en rendant aimable ce destin qui est le nôtre : ce destin là, et pas un autre, car c’est celui-là et celui-là seul qui est aimé d’un autre.

 

La liberté est-elle donc autre chose qu’une fiction ? Si on entend par « liberté », le fait d’être capable de poser un choix sans que rien ne nous détermine, aucun philosophe ne parvient à soutenir cette thèse. Se croire libre ainsi, c’est vivre dans l’ignorance de soi-même, des causes qui nous poussent à agir ; c’est aussi s’empêcher d’écouter et de comprendre les autres : on se déresponsabilisera en concluant qu’après tout, « c’est leur choix ».

Se vivre libre consiste à faire sienne et à aimer nos propres déterminations et à aider les autres à aimer les leurs. Plus on aime notre vie, y compris nos échec, plus on se vivra comme libre. En étant aimé pour ce que l’on est, on n’a plus besoin de se rêver libre, et c’est en cela que consiste la vraie liberté, conclut Jean-Michel Longneaux devant un auditoire conquis.